Pour une transformation en profondeur de notre société et de notre économie

Le discours en allemand, écrit et prononcé, fait foi.

Il y a 30 ans, début 1991, j’ai participé à l’assemblée constitutive des VERT-E-S d’Hinwil. Une petite salle, plutôt sombre, dans un restaurant. Style années 70, brun et orange. Du haut de mes 19 ans, j’étais, de loin, le plus jeune de la salle. Il y avait le président des VERT-E-S zurichois, Hans Meier, la soixantaine… autant dire une autre génération ! Mais son discours de bienvenue m’a scotché. Il s’appuyait sur le célèbre ouvrage d’Erich Fromm : « Avoir ou Être ».  

« La différence entre Être et Avoir (…) correspond à celle de l’esprit d’une société qui place la personne au centre et l’esprit d’une société axée sur les choses »[1], écrit Fromm dans son livre paru il y a 45 ans. Un livre qui a marqué la naissance des VERT-E-S. Un livre qui critique vigoureusement la société d’opulence. « Consommer est une forme d’Avoir, peut-être la plus importante dans la société actuelle ‘d’opulence’ »1, résume Fromm de manière impitoyable. Il utilise la formule acerbe « Je suis, ce que j’ai et ce que je consomme » pour décrire les consommatrices et consommateurs modernes.

Lorsque je me suis aperçu à quel point les personnes présentes adhéraient à cette vision, j’ai su que le jeune homme critique que j’étais, se trouvait au bon endroit chez les VERT-E-S. Ce fut également le moment où j’ai formellement adhéré aux VERT-E-S. Avec la conviction : ici, je peux façonner l’avenir avec des personnes qui partagent mes valeurs.

Chères Vertes, Chers Verts,

Cari verdi,

Liebe GRÜNE,

Nous, les VERT-E-S, nous sommes convaincus que l’être humain est plus que ce qu’il a ou que ce qu’il consomme. Et nous savons une chose : la force, la véritable prospérité d’une société ne se mesure pas à l’opulence, mais à la solidarité. Ni à l’avidité, mais au fait que chacune et chacun a ce dont il ou elle a besoin.

Dans notre plan pour un bilan climatique positif en Suisse, dont nous allons discuté aujourd’hui, nous demandons une autre richesse que celle de l’Avoir et de l’opulence, un autre progrès que celui du « toujours plus » qui détruit la planète, une autre liberté que celle de consommer sans vergogne.

Non pas, parce que nous sommes contre la richesse ou le progrès ou la liberté, comme on nous le reproche volontiers…

Mais parce que nous sommes convaincus que nous devons – aujourd’hui – faire sauter le corset du consumérisme et du tout-jetable…. et parce que nous sommes convaincus que nous pouvons le faire. Et que nous pouvons – ensemble – façonner une société plus écologique, plus satisfaisante et plus libre. Mais aussi une société plus solidaire et plus climat-compatible, dans laquelle tout le monde a suffisamment de quoi vivre et dans laquelle la politique est davantage une affaire d’« Être ».

C’est ainsi que nous formulons notre vision d’une nouvelle prospérité dans notre Plan Climat :

être au lieu d’avoir, partager au lieu de gaspiller, la solidarité au lieu de l’égoïsme, moins de choses mais plus de liens.

La qualité avant la quantité.

* * *

Certes ! Et vous avez naturellement raison lorsque vous objectez dans votre for intérieur que parfois être, c’est aussi avoir, et que c’est parfois mieux d’avoir plus ! Bien sûr, et c’est justement ce que nous vivons – ici et maintenant – en ces temps difficiles de COVID, où des besoins fondamentaux, voire des existences sont en jeu : plus de 8’000 personnes sont déjà mortes du virus. Les files d’attente pour recevoir de la nourriture s’allongent. Le personnel soignant – mal payé – ne voit pas la lumière au bout du tunnel malgré des mois d’un engagement incroyable. Des milliers de personnes – dans la gastronomie, la culture, les PME – sont directement menacées dans leur existence. Elles continuent à l’être.

Partager au lieu d’accumuler, faire preuve de solidarité au lieu d’avoir peur de s’endetter… devrait être à l’ordre du jour. A la place, nous avons droit à une politique d’austérité bourgeoise, qui accule de nombreuses personnes à une peur quasi existentielle.

C’est à la fois brutal et inutile. S’il existe UN pays qui puisse s’offrir des mesures efficaces contre le coronavirus, c’est bien la Suisse. S’il existe UN pays qui puisse soutenir efficacement toutes les personnes économiquement menacées dans leur existence, c’est bien la Suisse.

Par contre, ce que la Suisse ne peut s’offrir, c’est un conseiller fédéral comme Ueli Maurer. Un conseiller fédéral qui réclame de la « discipline financière » dans une crise sans précédent, qui affirme regretter chaque franc au lieu de voir la réalité. Une réalité dans laquelle il est beaucoup plus dévastateur – économiquement, mais aussi socialement – de condamner des milliers de PME à la faillite et des dizaines de milliers de personnes au chômage. Un conseiller fédéral qui n’écoute pas les experts en économie qui, pour une fois, sont quasi unanime à considérer qu’une aide étatique généreuse est actuellement non seulement opportune, mais à terme favorable, et en plus d’être abordable.

Quiconque agite le spectre de l’endettement, au lieu de protéger l’existence de tant de personnes, ne met vraisemblablement pas les priorités au bon endroit. Et ne doit pas s’étonner que ces personnes perdent complètement confiance dans la politique. A moins qu’une prochaine fois, elles votent peut-être pour un des partis qui prennent réellement leur défense. Par exemple les VERT-E-S.

* * *

Les personnes dont le COVID menace l’existence savent à quel point la solidarité est importante. Même les personnes qui peuvent encore gagner leur vie, constatent clairement – dans la solitude du semi-confinement – à quel point la communauté est importante, à quel point se serrer les coudes est important.

Même si les achats en ligne explosent, rencontrer d’autres personnes nous manque à toutes et tous. Vivre ensemble des manifestations culturelles nous manque. Pratiquer ensemble un sport nous manque, de même que savourer ensemble un bon repas au restaurant, une bière avec nos proches ou pouvoir se donner chaleureusement l’accolade sans crainte.

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En cette période de restrictions, interdictions, isolement, nous prenons à nouveau conscience d’une dimension essentielle de la liberté. La liberté d’être ensemble, de nous rencontrer, de se montrer solidaire au sein de la société : la liberté d’Être ! Et c’est maintenant, en cette période de pandémie qui place la liberté d’Être sous un miroir grossissant, qu’on reproche, de manière totalement absurde, à notre Plan Climat de vouloir restreindre « la liberté ». Or, c’est exactement le contraire : nous voulons – avec notre Plan Climat – façonner une liberté qui ne sabote pas son propre fondement, une liberté d’Être, une liberté d’avenir – et non un Avoir égoïste et une faim insatiable de posséder ici et maintenant.

Or, c’est à notre société de façonner cette liberté. Car – et c’est en fait banal – la liberté n’est jamais absolue.

Premièrement, il y a les limites de la réalité
Nous pouvons bien décider librement de penser et d’affirmer qu’un fleuve coule de son embouchure à sa source. Il n’en reste pas moins que ce fleuve reste dans la réalité et coule de sa source à son embouchure.

Nous pouvons certes décider d’ignorer le réchauffement climatique et son impact. Il n’en reste pas moins que la réalité du réchauffement climatique et de son impact dévastateur subsistent.

Lors de mon premier discours présidentiel devant vous, en août 2020, j’ai cité l’auteur américain de science-fiction Philip K. Dick, qui aurait dit une fois : « La réalité c’est ce qui continue d’exister lorsqu’on cesse d’y croire » 1.

Et il y a peu, Angela Merkel a fait fureur sur les réseaux sociaux avec cette phrase : « En RDA, j’ai décidé d’étudier la physique (…) parce que j’étais tout à fait sûre, qu’on peut abolir beaucoup de choses, mais pas la gravité, ni la vitesse de la lumière ni d’autres faits, et que cela continuera à être le cas ».

Nous avons la liberté de croire que la Terre est plate. Nous n’avons cependant pas la liberté de nous créer un monde sans vitesse de la lumière ni gravité, un monde dans lequel la réalité disparaît.

Deuxièmement, la liberté des uns est souvent une restriction de la liberté des autres.

Prenons un exemple concret : les VERT-E-S veulent non seulement en finir avec les voitures thermiques, mais nous voulons rendre nos villes plus habitables. Cela revient bien sûr à limiter la liberté derrière le pare-brise – mais moins de liberté pour les automobilistes signifient plus de liberté pour les cyclistes. Et des règles claires pour les cyclistes signifient moins de liberté à vélo – mais davantage de liberté pour les enfants qui jouent dehors.

Si j’étais en situation de faire ce choix par moi-même, mon choix serait clair. Plus de liberté d’Être pour la grande majorité, un peu moins de liberté d’Avoir pour une petite minorité.

Ou, prenons l’exemple de la liberté dans le cyberespace : la liberté illimitée de pouvoir piétiner la personnalité des autres et leur vie privée, restreint les droits et les libertés des personnes concernées. Si nous voulons les protéger, nous restreignons la liberté de tout dire et de tout diffuser.

Voici ma conviction : si – en politique – nous parlons de liberté, nous ne devrions jamais, nous ne pouvons jamais penser à une liberté absolue, de faire ou de laisser faire ce que chacune et chacun veut faire, ou laisser faire, ici et maintenant. Mais nous devons penser à une liberté qui permette au plus grand nombre de vivre librement – aujourd’hui… et demain. Dans une démocratie, nous sommes – toutes et tous – tenus de débattre ensemble pour savoir quel poids nous accordons à quelles libertés et quelles libertés nous voulons peut-être restreindre au profit d’autres.

Et… dans un État de droit, il s’agit de définir la liberté non comme le droit des plus forts ou le pouvoir des plus riches. Comme la liberté d’Être humain.

Cela signifie que la liberté rime avec responsabilité.

Assumer des responsabilités envers notre société, des responsabilité par delà les frontières nationales et des responsabilités envers les générations futures.

* * *

Lorsque les VERT-E-S mettent un point d’honneur à lier liberté et responsabilité, nous devenons moralisateurs, nous dit-on, c’est tout juste si on ne nous reproche pas de vouloir « rééduquer » la population…

Or, c’est le contraire qui est vrai.

Comment vivre ensemble ? comment façonner une société d’avenir ? quel cadre créer pour notre économie ? quelle prospérité voulons-nous ? quelles libertés sont pour nous les plus importantes ?… autant de questions au cœur de la politique. Et c’est exactement ce genre de questions que nous devons nous poser sans délai, questions d’autant plus urgentes que nous nous trouvons dans une impasse. Là où la pandémie, la crise climatique, la destruction de l’environnement nous montrent nos limites et nous obligent à repenser la voie empruntée. Là où nous voyons que le consumérisme et la responsabilité personnelle à eux seuls ne peuvent nous guider.

Il est grand temps de transformer en profondeur notre société et notre économie. C’est cela que nous devons – ensemble – prôner. Nous avons besoin d’une Suisse qui pose maintenant les jalons, afin de devenir plus Verte au sortir de la crise. Cependant, ni les VERT-E-S, ni manifestement les idées Vertes, ne gouvernent à Berne. Ainsi, contrairement à l’UE, contrairement même aux États-Unis de Trump, notre pays ne dispose d’aucune stratégie pour à la fois maîtriser la crise due au COVID et accélérer la transformation vers un avenir plus Vert et plus social.

La sobriété, « la qualité avant la quantité », l’Être et non l’Avoir – ce sont – fondamentalement – des questions politiques, qui appellent des décisions politiques. Et non des questions d’éthique personnelle.

Sauver le monde : ce n’est pas une question de style de vie.

Mais une responsabilité à assumer ensemble démocratiquement : donner à notre société, à notre économie le cadre nécessaire pour que notre production ne repose plus sur la prédation de la nature et des individus – et crée réellement de la prospérité pour toutes et tous, au lieu de détruire nos conditions d’existence.

Erich Fromm l’a clairement formulé (citation) : « pour la première fois dans l’histoire, la survie physique de l’humanité dépend d’un changement spirituel radical » 1, écrit-il, et il poursuit « cette transformation au cœur de l’être humain n’est cependant possible que dans la mesure où la société et l’économie changent radicalement, pour lui donner la chance de se transformer » 1.

Notre tâche à nous les VERT-E-S est exactement celle-ci : sachant que transformer ses valeurs relève d’une décision personnelle, nous devrions accélérer – démocratiquement – toute transformation socio-économique qui nous offre la liberté de vivre autrement. Ni au détriment de l’avenir. Ni au détriment d’autrui. Dans le respect de l’environnement. Être au lieu d’avoir. De quoi me convaincre il y a déjà 30 ans dans la petite salle des VERT-E-S d’Hinwil. De quoi me convaincre aujourd’hui encore.

Merci de votre attention.

[1] traduction interne